Maurice Clavel avait une quarantaine d'années lorsqu'il sombra pendant plus de cinq ans. Il est né en 1920 et sa crise a débuté en 1960, l'issue commençant à s'entrevoir en 1965. J'ai conté comment il avait pour devise de rester debout comme le héros d'un ouvrage sur la campagne de Russie. Les traitements l'ont transformé en loques sans même lui apporter le sommeil espéré, et une partie des médicaments l'a fait grossir. Il est donc aisé de comprendre qu'il eut la rage d'anéantir toute dépendance chimique par le cross et le crawl, retrouvant ses forces d'antan et son pouvoir séducteur : il écrit avoir eu le plaisir féroce, décrivant quelques conquêtes féminines.
J'avais un peu plus trente ans quand mon corps me lâcha, du haut de mes trente trois kilos, de la non-réponse soudaine de mon énergie nerveuse qui m'avait fait tenir jusqu'ici. J'eus tout de suite des défis que je me suis imposée, dont mon entrée au club alpin de Paris en section sportive, c'est-à-dire avec marche rapide ( six kilomètres par heure, quatre vingt kilomètres par jour ). J'entraînais le groupe, ne voulant surtout pas me coucher comme le héros de la campagne de Russie. Mon grand-père paternel avait été ingénieur dans une entreprise de sidérurgie en Russie et souhaitait y retourner après la guerre de 14-18 pendant laquelle il perfectionnait son russe dans les tranchées, entre les missions qui lui valurent d'être bardé de décorations. J'ai dans ma bibliothèque des ouvrages pour étudier le russe : l'un de mes rêves toujours présent même à mon grand âge.
Je peux marcher encore assez vite mais je ne dois pas courir : en effet, j'ai une prothèse au genou droit. Je boitais tellement que j'ai consulté, la mort dans l'âme. Le chirurgien m'a demandé si j'avais eu des entorses à ce genou. Je lui ai répondu que je n'en savais rien mais que j'avais beaucoup forcé avec ce genou lors de mes randonnées au club alpin. Je confesse avoir forcé en bouffant des antalgiques m'offrant en spectacle involontaire un jour, où je vomis avant de m'effondrer dans la gare où nous avons repris le train pour Paris. Nous partions d'une gare pour un bled en rase campagne, suivions sur nos cartes notre parcours à travers champs et bois pour atteindre une autre petite gare nous ramenant à Paris. Je ne voulais surtout pas déranger mes amis du club alpin et je suppose que j'avais pris un peu trop d'antalgiques. Néanmoins, j'étais aimée par eux, et fis la conquête de mon " étouffe chrétien " ( sacré gabarit que je n'ai pas retrouvé chez les autres, épais et long ).
Bien entendu, j'ai chanté tous les airs de concours d'opéras, ce qui demande une grande force physique pour le labeur quotidien : plus d'une heure par jour d'exercices vocaliques avant le travail d'un morceau dont j'avais la partition. Je n'ai pas eu trop d'ennuis avec mes voisins...
La vie continuait avec diverses fonctions professionnelles, de nombreuses lectures, le tout avec mon tempérament d'exploratrice et de chercheur. Maurice Clavel évoque Höderlin dont j'ai un recueil de poèmes. Il semble dire qu'il frôlait la folie ce que j'ignore, dans sa période mystique. Il me semble qu'Isabelle Eberhardt parle aussi de ce poète. Aventurière et nomade dans le désert, d'origine russe, elle avait une pauvre masure à Aïn Sefra dans les environs d'El Oued. Déguisée en taleb ( étudiant mais avec une connotation religieuse ), elle était membre d'une confrérie soufie. L'ouvrage le plus intéressant à son sujet est " Lettres et journaliers " édition poche Babel. Mes lecteurs devineront que c'est pour cette aventurière que j'avais décidé de me rendre à El Oued où Véronique voulut m'accompagner et bien que terrorisée par les mecs ( sic ), elle eut l'idée saugrenue de faire des siestes à poil sur un balcon d'hôtel où je fis de même en riant, avant de prendre un fou rire quand j'ai découvert la terrasse qui nous surplombait!!! Par la suite, nous avons logé chez l'habitant...
En écoutant les rescapés du génocide tutsi ( sur le site du Mémorial de La Shoah ), j'ai été frappée par le fait que plusieurs d'entre eux citaient Jorge Semprun comme un modèle qui les aida à se relever. J'ai trouvé dans ma bibliothèque un ouvrage de cet auteur : " L'écriture ou la vie " édition poche Folio. Bien entendu, je vais le lire avec attention.
Tout ce qui nous permet de nous relever d'épreuves lourdes nous est bon.