- Maman, je n'arrive pas à enrayer mon ulcère gastrique : avez-vous vu le nombre de pages lues par l'anonyme à l'omphalos protubérant ? Vingt deux pages! Pour qui se prend-elle cette gamine?
- Elle est d'une immaturité sidérante! Tu es vraiment sûre qu'elle est intelligente?
- Il se peut que le cerveau se bloque par paresse et inaction : je dois dire que j'ai pu sortir toutes mes élèves de leurs blocages, les conduisant à réussir. Mes élèves m'adoraient ( pour les inconnus de ce blog : j'ai enseigné les mathématiques au Togo, le droit dans des écoles d'assistants sociaux, dirigé des travaux de recherche ).
- Elle n'a peut-être aucun centre d'intérêt avec un cerveau rouillé et léthargique. Mais parlons de ce que tu écoutes à l'instant : ton rescapé tutsi qui fut sauvé grâce à un porc a rédigé un ouvrage " Imbibé de leur sang, gravé de leurs noms " de Philibert Muzima. Seul rescapé de sa famille, je crois ( je n'ai pas encore entendu la totalité du témoignage ), il a voulu donner ainsi une sépulture à ceux qui sont morts, sous les coups de machette, de gourdins cloutés, très rarement d'une balle parce que pour être tué par une balle, il fallait payer le hutu. Son livre est comme un monument aux morts offerts à tous ses compagnons d'infortune dont il a tenté de conter en quelques mots la vie. Raconte-nous l'histoire du porc!
- Les rescapés se cachaient dans les buissons, et lui-même, se vidait de son sang à cause de ses blessures. Il avait d'ailleurs froid puisqu'on lui avait ôté ses vêtements, volé ses lunettes : s'il en portait si jeune, c'est qu'il avait un grave problème de vue. En lui enlevant ses lunettes, les hutus diminuaient ses chances de s'en sortir, mais il a réussi à se sauver parce que le destin s'occupe des grandes âmes. L'histoire du porc est racontée avec humour. Les hutus cherchaient dans tous les buissons des tutsis. Un porc proche du buisson où Philibert était caché fut pris d'une crise de panique et courut vers le centre de la forêt. Les hutus l'ont poursuivi le prenant sans doute pour un gibier intéressant, l'ont tué, se le sont partagé, et de sa cachette, Philibert a entendu une femme hutue qu'il connaissait, pleurer sur son sort : " J'ai de la viande de porcs, de vaches, de volailles, mais je n'ai pas de frigo "! Il ne put s'empêcher de rire dans son buisson. Au fait, le salut par le porc est de quelle religion?
- La religion des affamés dont les yeux sont plus gros que leurs ventres. A propos de faim, tu jeûnes toujours?
- Je n'ai pas le choix : vous le savez bien! " Anékou kai apékou " ( Supporte et abstiens-toi : devise stoïcienne ). Un yaourt par jour suffit largement : ils n'avaient même pas cela dans les buissons.
- Les consignes paroissiales ( il doit y avoir une entité responsable de l'organisation ) m'ont privée d'obsèques tutsies!
- Pardon Maman, mais il avait reçu des ordres ( de qui? Je l'ignore! Je ne suis pas sacristine ). N'avez-vous pas été émue quand nous avons déniché cinq prêtres pour vos obsèques? Nous avions fait du bon boulot en téléphonant partout. Auriez-vous souhaité une concélébration?
- C'est cocasse mais depuis que je suis morte, je n'ai jamais songé à cette idée de concélébration! Tu es désopilante quand tu t'y mets! Raconte comment vous êtes passés de cinq à un : c'est une affaire qui relève des mathématiques, non?
- Nous en avons décommandé quatre mais j'étais dans la pièce quand Jacques a téléphoné à l'un d'eux. " Papa, vous devez vous tromper de téléphone : vous tombez sur la femme du curé " ( Mon père était sourd et n'entendait pas le répondeur auquel il ne prêtait d'ailleurs aucune attention, s'exprimant après le répondeur ).
- Qui était la femme du curé?
- Dieu Seul le sait : le numéro calligraphié par votre fils aîné était illisible, et il nous a engueulés en vertu de son excellent caractère! Moi-aussi, je suis tombée sur la femme du curé en appelant à la place de mon père.
- Crois-tu qu'elle était dans les buissons à batifoler? Vous auriez dû l'inviter : en rite romain, les femmes de curés ne sont pas nombreuses.
- Je vous quitte pour rejoindre l'histoire du porc et vous offre mes condoléances parce qu'il ne devint même pas un saucisson lyonnais allias un jésus!
PS : le prêtre de la paroisse était tutsi, un homme très sympathique. Il y a des directives dans les paroisses ou dans les diocèses qui veulent interdire les messes d'obsèques, sous prétexte que nous devons nous habituer au manque de prêtres! Nous avons eu cinq prêtres en quelques coups de téléphone. Notre ami tutsi qui n'eut pas le droit de célébrer la messe était le seul rescapé de sa famille.